Le mot m'échappe 

L'herbe est-elle plus verte ailleurs ?

11/3/2024
"L’herbe plus verte que toute les vertes, ce sont les jardins de Versailles quand nous on se bat pour garder en vie notre dernier pissenlit." Sarah Proficz, candidate au concours Réciproque 2024, a choisi pour le premier tour de livrer un argumentaire dédié à cette herbe, toujours plus verte ailleurs.

L’herbe est elle plus verte ailleurs ?

Hôpital, traitement lourd et isolement. Shoot de morphine, sonde dans le nez et cocktail de médicaments. Et toi, tu faisais quoi à 17 ans?

Je peux pas m’empêcher de dire que c’était sans doute mieux que ça, mieux que moi. Vous voyez la santé ? Moi je l’ai pas vue, pendant des années. Et ma jeunesse non plus, ça va avec. Aujourd’hui il me faut encore des lunettes pour bien la voir, mais je progresse, le yoga des yeux, c’est un concept très sérieux.

L’avoir pour moi comme vous l’avez pour vous, j’en rêve. À mon âge tout le monde l’a, on ne se pose pas la question. À mon âge, tout le monde court, personne ne s’essouffle. J'envie cet acquis, j’envie cette innocence.

Peut-on voir dans les mains des autres ce qui nous manque le plus, et ne pas en être affecté·e ? Peut-on accepter que le trou béant qui est dans notre coeur est bien rempli dans le leur, et que c’est... ok ?

Car les faits sont là : il y aura toujours une herbe plus verte que la nôtre, mais il n’y en a qu’une qui est plus verte que toute les vertes et elle fait vivre dans son ombre toutes les autres. Mais les autres c’est nous, c’est la majorité. Quelle idée alors de se comparer à quelque chose qui existe à peine.
L’herbe plus verte que toute les vertes fait du bruit évidement, on ne voit qu’elle sur nos téléphones, on ne demande qu’elle sur nos listes de Noël. Elle prend toute la lumière et celle qu’elle nous laisse nous semble dérisoire.

L’herbe plus verte que toute les vertes, ce sont les jardins de Versailles quand nous on se bat pour garder en vie notre dernier pissenlit.

Mais la vie, ce n’est pas qu’une pelouse, bordel. Il y a les arbres, les oiseaux, les fleurs et les nuages. Il a peut être le bonheur et moi je ne l’ai pas, elle a peut être des ami·e·s alors que moi, je tâche de m’en faire. Aux enchères entre leur corps et le mien, c’est le leur qui se vendrait, car le mien a du mal à me porter, et alors ? Tu peux avoir le bonheur, moi j’aurai le courage. Tu peux avoir la douceur, j’aurai la résistance. Ta pelouse est jolie, oui, mais qui sait peut-être que mes oiseaux chanteront mieux que les tiens ne le pourront jamais, peut-être que mes arbres au printemps feront des fleurs plus belles que les tiens n’en verront jamais. Peut-être aussi que d’une saison à l’autre, les cartes se redistribuent, que mon herbe sera verte quand tes oiseaux chanteront sous l’averse.

Et puis, l’herbe est plus verte ailleurs, oui, on l’a compris, mais ailleurs c’est où, ailleurs c’est qui ?

Si je suis ici, c’est que je suis forcément l’ailleurs de quelqu’un·e d’autre. Tout ça c’est juste une question de perpective. Si l’on prend un peu de hauteur, de loin, depuis l’espace, un succès et un raté c’est relativement la même chose. On pourrait même croire que mon jardin et celui de mon voisin n’en forment qu’un. On passe nos existences à profiter des accomplissements des autres, on ne s’en rend même pas compte. Est-ce que le monde serait vraiment plus accueillant si on avait toustes des pelouses délabrées ?

Peut-être qu’il s’agirait d’arrêter de comparer leur couleur pour simplement s’atteler à rendre la nôtre meilleure. Peut-être qu’il s’agirait de la contempler plutôt que de la jalouser, de la prendre en mentor plutôt qu’en adversaire, et voir en ce qu’elle a et que nous n’avons pas toute l’étendue du progrès qu’il reste à faire.

Mon corps défectueux, je l’échange contre le vôtre quand vous voulez, mais ma vie et les leçons qu’elle m’a apportées, ça jamais. Quand ton jardin c’est un carré de boue, t’apprends à drifter dessus en deux roues ; quand l’herbe que tu sèmes chaque année ne prend pas, tu finis par te dire que la mousse finalement, c’est plus moelleux sous les pas.

J’ai tout fait pour l’éviter ce sujet, il prend déjà tant de place dans ma vie, si vous saviez. Surtout que je déteste la nommer, la maladie. Rien que de dire son nom ça m’écorche la bouche. J’ai l’impression de lui faire un cadeau quand je lui dédie tous ces mots. J’ai l’impression de crier au monde : « Mon sujet favori ? Moi-même ! Et tous mes problèmes. » Enfin au monde, mon monde là c’est vous, 3 gus sur un fauteuil, 20h20 Maison de la Francité. Mais quand même, la vérité elle est là, la "mal-a-dit" que parler de moi c’est parler d’elle, je pourrais même pas dire qu’elle m'a construit, c’est elle la fondation de celle que je suis, c’est elle qui m’a appris tous les mots que je vous dis.

C’est ma pelouse sous perfusion qui pourrait pas pousser sans engrais. C’est cette claque qui t’ouvre à d’autres horizons. Et qui t’apprend à regarder plus loin que la seule couleur d’un gazon. Alors je vous laisse la pelouse, et je prends tout le reste.

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